C’est dans les fins de législature, quand l’intérêt du public est tourné vers les élections, que se réussissent les mauvais coups les plus juteux. Celui-ci est parti de députés sarkozystes. Ils présentaient la chose sous l’aspect le plus séduisant. Des centaines de milliers de livres, faisaient- ils remarquer, publiés en France au vingtième siècle, ne sont pas disponibles, leur tirage étant épuisé. Nos mousquetaires UMP avaient un nom, pour ces livres: ce sont, ont-ils dit, des oeuvres orphelines. Qui ne serait pas d’accord pour sauver des orphelins? Quelle plus noble tâche?
Vous allez dire: où sont-ils, ces orphelins? Qui les cache? Réponse de ces députés: les oeuvres orphelines, de par le dépôt légal, se trouvent toutes à la Bibliothèque nationale. Il suffira donc, ont-ils assuré, que la Bibliothèque les numérise, les mette en ligne et les vende ainsi au public pour que justice leur soit rendue. C’est simple comme bonjour.
Portrait officiel de Delfeil de Ton par Reiser. (©DR) |
Bonjour l’arnaque. L’affaire avait été soigneusement dissimulée. Quels auteurs savaient que le sort de leurs livres se jouait au Parlement? Que le droit d’auteur, inaliénable, était remis en cause? Encore aujourd’hui, quand la loi n’a pas encore été promulguée (*), que les décrets d’application ne sont pas parus, qui connaît le texte voté par l’Assemblée nationale le 22 février?
Voici, en gros. La Bibliothèque scanne 700 000 livres et, à mesure de leur scannage, leurs auteurs ou leurs ayants droit, non prévenus directement, auront six mois pour s’opposer à leur mise en vente auprès d’une société SPRD (de perception et de répartition des droits) qui assurera «paritairement» une rémunération aux auteurs et aux éditeurs d’origine.
Truanderie magnifique car ces éditeurs d’origine, et pour cause, ne détiennent pas les droits numériques de la quasi -totalité des ouvrages publiés au vingtième siècle. Ils n’ont donc pas à toucher un centime là-dessus mais voici que cette loi dépossède les auteurs pour engraisser les éditeurs, lesquels, on s’y attendait, se félicitent d’une législation à l’élaboration de laquelle ils viennent si discrètement de participer.
Il y a mieux. Un ouvrage épuisé, quand c’est du fait de l’éditeur, ne lui appartient plus. Il appartient exclusivement à son auteur. Lequel le réédite si ça lui chante, rien de plus aisé sur Internet, ce n’est pas à des fonctionnaires d’en décider et de le faire à sa place. Un auteur gère sa carrière et sa production comme il l’entend. Le voilà privé de cette autonomie indispensable.
Au bénéfice de qui? D’éditeurs, quand ils n’auront pas disparu au cours de ce vingtième siècle, et de la SPRD (voir plus haut), laquelle gèrera des sommes énormes provenant de droits non perçus, soit que les bénéficiaires n’existent plus, soit qu’ils n’en seront pas avertis. Lorsque lesdits bénéficiaires en auraient eu vent, il leur faudra, très probablement, adhérer à la SPRD et, comme la cotisation annuelle dépassera la plupart du temps les droits à toucher, des centaines de milliers d’auteurs ou d’ayants droit n’adhéreront pas, leur argent pourra servir alors aux beaux émoluments des administrateurs de la société de perception: à eux aussi les bureaux luxueux, les voyages d’études, les banquets et les décorations. Elus par qui, ces vaillants administrateurs, d’ailleurs? Par un collège électoral non recensé.
Au nom de je ne sais quelle prétendue démocratisation de la lecture, les parlementaires, soutenus par le ministre de la Culture, ont voté cette loi à l’unanimité.
Delfeil de Ton
(*) La loi est parue depuis, le texte est ici .
Source: « le Nouvel Observateur » du 1er mars 2012.