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L’article du futur sera une API

Face.

Face à l’explosion continue des savoirs disponibles. Face à la perméabilité chaque jour plus grande des champs scientifiques, à leur reconfiguration permanente et à la place toujours plus grande de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité. Face à la crise de l’édition et aux rentes de situation de quelques monopolistiques éditeurs. Face à la babélisation des expertises et à la crise de l’autorité académique qu’elle met en exergue. Face au mouvement de l’open access et à l’ensemble de ses dérivés (science commons, archives ouvertes et/ou institutionnelles, sciences citoyennes, etc.). Face à la mise en place de nouvelles énonciations scientifiques, de nouveaux agencements collectifs d’énonciation et face à leur structuration et à leur légitimité grandissante. Face à l’explosion des usages scientifiques de sites, de données, d’API, de corpus non-originellement scientifiques. Face aux interfaces évolutives proposées pour l’accès et pour le traitement des données disponibles pour les chercheurs ou offrant un intérêt scientifique. Face à une transition encore en train de se faire entre la « science » et la « science 2.0 ». Face à tout cela,  le monde académique (éditeurs, universitaires, ingénieurs, professionnels de la documentation) cherche et tatonne pour savoir, ce qui dans une transition déjà actée, relèvera demain de la réelle nouveauté disruptive et/ou du simple effet de mode passager.

Pile.

C’est dans cette logique de grand tremblement institutionnel qu’Elsevier (grand éditeur monopolistique qu’engraisse éhontément l’argent public des universités ) a lancé, à grands renforts de tambours et de trompettes marketing, son projet pour étudier ce que sera « l’article du futur « . Pile poil. Où l’on apprend que l’article du futur sera :

  • plus interactif
  • plus hypertextuel
  • plus « segmenté » (avec d’un côté les données brutes, de l’autre côté le protocole expérimental, au milieu les résultats)
  • plus interfacé (en lieu et place d’un simple pdf à double colonne aux immuables têtes de chapitre – résumé, description du problème, revue de littérature existante, description du protocole, analyse des données recueillies et méthodologie de recueil, conclusions, prolongements et/ou réplications possibles, bibliographie)
  • variable en fonction des spécificités de chaque discipline
  • plus facilement « partageable »
  • plus facilement visualisable (différentes « vues » du même contenu seront disponibles)

Wow. On a même droit à une jolie vidéo avec des bonnes grosses flèches oranges « powerpoint-like » :

Aotf

Un ou deux ans de recherche pour inventer un affichage à 3 colonnes avec le sommaire à gauche et les navigation et vues contextuelles à droite (soit ce qui est déjà disponible depuis 6 ou 7 ans dans les templates ou gabarits gratuits des grandes plateformes de blog, au hasard et de manière non-exhaustive wordpress ou blogger). On peut même accéder à un exemple « live » d’article du futur.  Re-wow. Mais ce n’est pas tout. Sans même parler de « l’article du futur », figurez-vous, ô révolution numérique, qu’Elsevier vient de rendre possible d’ajouter des cartes Google sur des articles en ligne .

Et là je dis au mieux « WTF » et au pire « no future ». Bon, blague et mauvaise foi à part, il est évident que ce truc là  sera toujours préférable à un vieux pdf à double colonnage sans liens hypertextes, mais qualifier ce prototype « article du futur » me semble un peu too much pour être honnête.

Pendant qu’Elsevier réfléchit à l’article du futur, le futur de la science s’écrit au quotidien.

Ici, les formidables carnets (= blogs) de la plateforme HYpotheses.org se voient attribuer un numéro ISSN . Authentique (r)évolution : « Cette attribution, exceptionnelle pour une plateforme de carnets de recherche, constitue avant tout la reconnaissance des carnets de recherche comme de véritables publications scientifiques. »

Pendant ce temps,  , un enseignant-chercheur dépose (pour la première fois dans le monde francophone ??) la concaténation de 5 articles de blogs sur une plateforme d’archive ouverte, non pas pour se la jouer rebelle mais pour s’inscrire dans une très ancienne tradition de préprint initiée par la communauté des physiciens (sur le serveur Arxiv notamment). Et la bonne nouvelle – et la vraie nouveauté – est que cela n’émeut plus personne (à moins naturellement que personne ne l’ait encore remarqué ou n’ait jugé opportun de venir me manifester son outragé mécontentement devant ce dévoiement de l’honorabilité des publications académiques estampillées par la très sainte AERES).

Pendant ce temps, là, les contributions à l’encyclopédie Wikipédia sont prises en compte dans un CV académique .

Pendant ce temps-là, il y a déjà 3 ans de cela, Jean-Max Noyer et 3 collègues universitaires réfléchissaient, non pas à « l’article du futur », mais à la nécessaire et inexorable décontruction numérique des modes de publication scientifique et des autorités liées . Voici quelques extraits de leur prose (je souligne) :

« Les transformations de la sphère éditoriale scientifique sont à l’œuvre avec vigueur, depuis le début des années 90 et elles sont loin d’être stabilisées. Le passage d’un mode d’édition  « blanchi sous le papier »  avec ses dispositifs de fabrication, (leur sociologie) de financement, de légitimation (critériologie de sélection scientifique), de distribution, vers un mode éditorial numérique, hypertextuel complexe s’est accéléré depuis une dizaine d’années. 
La première phase de ce passage est à présent bien avancée et la saturation des formes héritées du papier, toujours présentes au cœur des premières réalisations numériques est en cours. Une seconde phase est en cours de déploiement. Elle consiste à mettre l’édition numérique « au milieu » des conditions de production / circulation des savoirs scientifiques… Il s’agit en effet de penser et de concevoir des dispositifs qui soient l’expression la plus adéquate de ce couplage structurel.
Les mémoires numériques ont mis très rapidement en évidence la complexité des processus d’écritures scientifiques, les chaînes plus ou moins longues de transformations des textes, les morphogenèses documentaires. Bref, face à une exhibition de plus en plus forte  des dimensions processuelles et collectives des textualités scientifiques à travers la mise en mémoire d’un nombre croissant de traces produites par les chercheurs,l’édition scientifique doit repenser la manière dont elle a fondé son efficacité et sa légitimité sur une sélection relativement simple d’objets éditoriaux finis comme hypostases des savoirs scientifiques, comme effacement relatif (du processus de production scientifique lui-même), comme expression de l’imaginaire égalitaire de la redistribution des savoirs.  
L’édition scientifique doit aujourd’hui permettre d’habiter les communautés d’œuvres, les agencements qui produisent et font circuler les documents, comme « incomplétude en procès de production ». Il s’agit de prendre en compte les dimensions complexes des procès d’écritures scientifiques et de favoriser le travail de recherche (…) au cœur des pratiques. Il s’agit encore depermettre l’établissement de chemins pertinents, de connexions, entre les hétérogenèses documentaires, des fragments et des formes courtes les plus labiles aux textes stabilisés et sanctifiés en passant par les « working papers », les corpus de données quelconques… qui sont convoqués au cours du travail de recherche, de lectures-écritures.« 

De tout cela, de tous ces enjeux, naturellement pas un mot dans la réflexion sur l’article du futur d’Elsevier.

Alors ce sera quoi, l’article du futur ? Et ben je vais vous le dire 🙂 L’article du futur sera une API.

  • « A » non pas comme « Autorité » mais bien comme « agencements collectifs d’énonciation ». Ce que la recherche n’a par ailleurs – heureusement – jamais cessé d’être.
  • « P » comme « percolation » rendue possible entre différents champs scientifiques (voilà pour le fond), et entre les silos documentaires en reconfiguration permanente (voilà pour la forme)
  • « I ». Triple « I ». « I » comme « inscription », c’est à dire comme capacité à faire trace. « I » comme « interface », interface multimodale. Nécessairement multimodale. <mise à jour du soir> « I » comme « indicateurs » : les nouveaux indicateurs de la science, viralité, téléchargements, réels, temps de lecture accordé, réplication, citations. Sur ce dernier point, Elsevier travaille beaucoup pour élaborer les tableaux de bord d’indicateurs scientifiques nécessaires au pilotage de la science, d’un strict point de vue comptable et/ou « valorisation à court terme ». Sur la question des indicateurs, Elesevier travaille (vraiment) beaucoup, et communique (vraiment) très peu. Ce sera peut-être l’objet d’un billet dédié si j’en trouve le temps, mais le monde académique serait très bien inspiré de se mettre rapidement au travail pour définir et fabriquer ses propres tableaux de bord d’indicateurs pour ne pas se trouver, demain, prisonnier de solutions clés en main technologiquement pointues mais méthodologiquement empreintes d’une vision strictement rentabiliste de la chose scientifique. </mise à jour du soir>

Et puis littéralement, l’article du futur sera une API. Une interface de programmation (voir le remarquable article d’InternetActu ), rendant différentes applications possibles. Un vrai boulot d’éditeur que de réfléchir à ce que seront ces API. Que l’on regarde ce qui se passe du côté du livre numérique. L’édition savante va devoir faire rapidement la preuve de son érudition informatique et logicielle. A moins qu’elle ne préfère réinventer la roue ou l’article d’hier en l’appelant celui de demain.

Article publié sur Affordance.info.

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