RIDES, CERNES, PORES DILATÉS… En transformant ces mots en maux, les grands groupes de cosmétique ont assuré leur fortune. Mais si la bouteille de Petrus, le sac à main de luxe, la dernière collection de Prada ou les jeans d’Uniqlo sont commercialisés sur les cinq continents sans subir un seul changement, le pot de crème est bien plus retors. Difficile d’exporter autour du globe la même recette miracle. Les produits de beauté appartiennent à cette rare catégorie de biens de consommation qui nécessitent des adaptations locales extrêmement précises, définies selon les types de peaux ou de cheveux… Qui varient également en fonction du climat, de l’intensité du soleil ou du degré d’hygrométrie de chaque pays. Il y a deux ans, Jean-Paul Agon, PDG de L’Oréal, affichait ses objectifs : conquérir un milliard de nouveaux consommateurs d’ici 2020. Ambitieux quand le groupe a mis cent ans pour décrocher son premier milliard de clients. Pour yparvenir, une seule solution : se tourner vers les pays émergents, nouvelles locomotives de la croissance. L’Europe et les Etats-Unis, qui représentaient en 2011 63 % des ventes mondiales de tout le secteur, ne contribueront plus qu’à 38 % en 2025. De L’Oréal à Beiersdorf (Nivea, La Prairie), en passant par Procter and Gamble (Pantène, Head & Shoulders), Estée Lauder, LVMH, Coty Prestige ou Chanel, tous les regards se tournent désormais vers l’Asie et l’Amérique latine.
La plus grande usine de L’Oréal vient d’ailleurs d’être inaugurée le 7 novembre, à Jababeka, en Indonésie. Première étape de la conquête de ces nouveaux viviers de consommatrices : identifier les besoins et les spécificités de chaquepopulation. Dès le début des années 2000, les marques ont installé des antennes de développement dans les pays émergents afin de cibler les différences génétiques et comportementales de chacun. L’Oréal conduit environ 100 000 études par an chez des consommatrices « témoins ». Durant une heure et demie, leur rituel d’hygiène et de beauté est passé à la loupe. Le savon et le shampooing sont-ils partagés par tous les membres de la famille ? Matin et soir, combien de lotions et de crèmes ont-elles été utilisées ? Un long entretien pour décortiquer leurs envies, leurs besoins et leurs craintes. Par exemple, les Indonésiennes redoutent par-dessus tout les taches que provoquent les UVA – dont l’intensité, sous leurs cieux, est quatre fois supérieure à celle mesurée en Europe. Dans leur canon de beauté, rien ne vaut une peau lisse et uniforme… et donc sans tache.
« Un cosmopolitisme d’un genre inouï est en train de naître sous nos yeux », annonce la philosophe Françoise Gaillard, professeure à l’université Diderot-Paris-VII et directrice de l’Institut de la pensée contemporaine. Les innovations destinées aux pays émergents reviennent comme un boomerang dans les pays dits « matures ». Un gigantesque chassé-croisé. « On redécouvre la consommatrice européenne via l’Asie », confirme Jochen Zaumseil, vice-président exécutif de la zone Asie-Pacifique de L’Oréal. Fondatrice de la société Information Inspiration, Florence Bernardin étudie les habitudes de consommation en Corée, au Japon et en Chine pour les marques de beauté européennes : « L’influence des pays asiatiques n’a jamais été aussi importante pour l’Occident. Ceux qui font appel à nous veulent évidemment conquérir ces consommatrices, mais ils souhaitent aussi importer en France ce qui marche là-bas. Ce n’est plus le modèle européen qui fait rêver les jeunes Chinoises. Leur idéal se trouve aujourd’hui en Corée ou au Japon. Quant aux femmes occidentales, elles ne sont plus les premières à testerles dernières découvertes. » D’ailleurs, c’est à Shanghaï et à Singapour que Sephora a lancé ses magasins les plus novateurs, véritables navires amiraux des marques.
UN RETOURNEMENT DE SITUATION ILLUSTRÉ PAR LA « BB CREAM » – pour « Blemish Balm » – et son récent succès en Occident. Imaginée par un chirurgien esthétique allemand pour camoufler les rougeurs, apaiser la peau et la protéger du soleil après une intervention, elle était passée inaperçue en Europe. Jusqu’à ce qu’une marque coréenne décide, en 2001, de décliner le concept dans un pays où les premières opérations de chirurgie sont offertes en guise de cadeau d’anniversaire à l’âge de 18 ans. Il a suffi qu’une célébrité locale avoue son addiction à la BB Cream pour enflammer les ventes de ce soin teinté à tout faire. Intriguées par le phénomène, les marques occidentales ont d’abord hésité à lancersur les marchés européens un article supposé en remplacer trois. Leur crainte :cannibaliser l’usage du fond de teint et de la crème hydratante. Mais le succès de la BB Cream de Garnier – l’une des premières marques à commercialiser le produit en Europe en 2011 – fut tel que tout le monde s’est engouffré dans la brèche. Nivea, L’Oréal Paris, La Roche-Posay, Lancôme, MAC Cosmetics, Estée Lauder, Clinique, Dior… Tous ont lancé leur déclinaison pour l’Europe et les Etats-Unis, dans des textures moins épaisses que celles vendues en Asie. Prochaine étape : l’arrivée, au printemps prochain, de la « CC Cream », une déclinaison qui devrait, elle aussi, pulvériser les scores de vente, à en croire les résultats du lancement de celle de Chanel en Chine. Encore difficile à caractériser, l’appellation « CC Cream » offrirait de meilleures performances en termes de protection solaire et d’hydratation que son aînée, la « BB ». Un nouveau fourre-tout marketing qui a déjà conquis les Asiatiques. Et auquel les Occidentales ne devraient pas échapper.
Plus surprenante encore, l’arrivée massive des soins antitaches cet hiver en France, commercialisés en Asie depuis quatre-vingt-quinze ans par Shiseido. On connaissait l’obsession des Asiatiques pour le teint immaculé. Moins ridées que les Européennes, leurs peaux développent cependant des irrégularités pigmentaires plus tôt que les épidermes blancs. Depuis les années 1990, chaque grande marque avait donc développé des produits de soin et une stratégie marketing adaptés à cette zone du globe : « Blanc Pureté » de Chanel, « Dior Snow », Shiseido « White Lucent », Lancôme « Blanc Expert »… Inspirée par la migration des populations asiatiques aux Etats-Unis et par l’accélération des métissages, Clinique lance dans le monde entier, en 2010, un soin antitache (Even Better Clinical). La campagne publicitaire, avec un mannequin noir et un modèle asiatique, induit l’idée que le sérum est destiné à tous les types de peau. Résultat : en France, le produit devient le best-seller 2010 devant tous les antirides et reste en tête en 2011. De quoi inspirer les autres acteurs du marché. La tache est le nouvel ennemi à abattre. « Ces crèmes remplaceront demain les soins antirides », pronostique Jochen Zaumseil, de L’Oréal. L’Asie a imposé un nouveau geste de beauté à la planète entière.
Au rayon maquillage, la donne est un peu différente. Il y a toujours eu des allers-retours entre Orient et Occident, à l’instar du khôl qui a donné naissance aux crayons et aux pinceaux pour les yeux utilisés dans le monde entier. Plus récemment, Maybelline a d’abord lancé ses gels liners au Japon avant de lesvendre comme des petits pains aux Etats-Unis. Autre parfaite illustration d’innovation inversée, le shampoing pour cheveux abîmés Elsève Total Repair 5 de L’Oréal Paris. Conçu pour les Brésiliennes adeptes des lissages agressifs et grandes consommatrices de produits capillaires, il a d’abord été commercialisé localement. Avec succès. Rapidement exporté partout ailleurs, il est aujourd’hui numéro un de la gamme Elsève au niveau mondial, avec 140 millions d’unités vendues dans le monde en 2011. C’est toujours au Brésil que la gamme de produits bronzants de Nivea (« Protect & Bronze ») a été mise au point, sous le soleil ardent du tropique du Capricorne, avant d’être lancée en Europe. Dans la même veine, le japonais Shiseido a d’abord commercialisé sa ligne de cosmétiques bon marché Za en Chine, en Thaïlande ou au Vietnam avant de lafaire revenir sur son propre marché en septembre dernier.
POUR LA PARFUMERIE FINE, LE MOUVEMENT EST NETTEMENT PLUS LENT. « Les marques ne s’intéressent pas encore vraiment aux goûts des Chinoises ni des Indiennes dans ce domaine », admet Judith Gross, directrice du marketing pour IFF, une société de fabrication de fragrances et d’arômes. Et pour cause : ces femmes n’en sont pas (encore) de grandes consommatrices. Question de culture. En Chine, on se parfume peu. En Inde, au contraire, les senteurs locales sont si puissantes qu’elles laissent peu de place aux nouvelles venues. Ce qui n’empêche pas des « ovnis » olfactifs comme Chloé Signature d’imprégner l’Asie. Ce sillage d’oxyde de rose est numéro un des ventes au Japon, sans doute parce que l’odeur rappelle celle des soins du visage rituels de cette partie du monde.
Consciente du potentiel que représente le marché asiatique, la maison allemande de composition de parfums Symrise (qui travaille pour Armani, Givenchy ou Chopard) y envoie régulièrement, depuis cinq ans, ses nez en expédition. Objectif : se familiariser avec les grandes traditions chinoises ou indiennes. Leur derniervoyage olfactif les a menés dans les provinces du Yunnan et du Jiangxi, à la découverte des champs de fleurs, des forêts de bambous et des usines de thé. Au programme : initiation à la cérémonie du précieux breuvage ou à la médecinechinoise. De quoi élever l’âme des parfumeurs ? Sans doute. Mais le but est évidemment plus prosaïque. Il s’agit de mieux comprendre les goûts et les préférences régionales « pour adapter leurs créations à des pays spécifiques », explique la direction de Symrise : « Ils doivent savoir comment vivent les consommateurs, comment ils font leurs courses, comment ils travaillent », tout en ayant « senti » et en s’étant familiarisé aux produits locaux et aux « matières premières de base ».
La Chine et l’Inde ne sont pas les seuls territoires à fantasmes de la cosmétique. Dans la ligne de mire des grandes marques, les pays du Golfe et leur clientèle férue de parfums. « La population jouit d’un pouvoir d’achat bien supérieur à la moyenne occidentale et s’offre des collections entières dans son pays et partout où elle voyage », rappelle le parfumeur Francis Kurkdjian. Premier à avoir repéré leur obsession pour le bois de oud – une fragrance envoûtante, animale, presque narcotique, aux effluves de chair en putréfaction, qui coûte 30 000 euros le kilogramme -, Tom Ford, alors directeur artistique d’Yves Saint Laurent, lance en 2002 une senteur qui en est largement inspirée. Des marques « de niche » (By Killian, Byredo, L’Artisan Parfumeur, Maison Francis Kurkdjian, Le Labo) lui emboîtent progressivement le pas en estampillant leurs flacons du mot « oud ». Très vite, c’est l’effet boule de neige : Dior, Armani Privé ou Cartier imaginent leur propre « oud ». Lancôme s’y mettra à Noël avec une édition limitée réservée à quelques points de vente prestigieux.
La mondialisation de la beauté passe aussi par un métissage des pratiques ancestrales. L’usage aujourd’hui plus répandu des huiles – tant pour les cheveux que pour le corps – provient notamment du Maghreb. L’huile d’argan, par exemple, est tirée d’un arbre que l’on trouve essentiellement au Maroc. En Inde, la pharmacopée ayurvédique reste essentielle pour les soins de la chevelure. Au Brésil, les femmes utilisent jusqu’à trois huiles successives après leur douche. Lancée dans ce pays en 1969, Natura, une entreprise de cosmétiques naturels, exporte avec succès une huile de douche – Maracuja, du nom du fruit de la passion – dans cinq autres pays d’Amérique latine. Et beaucoup de ces huiles traditionnelles ont récemment été déclinées en Occident dans toutes les gammes capillaires (Kérastase, Shu Uemura Art Of Hair, Davines, Jacques Dessange, L’Oréal Paris).
UNE GÉOGRAPHIE INÉDITE SE DESSINE. « Facebook est le nouveau plus grand pays du monde, déclare Mark Tungate, journaliste et auteur du Monde de la beauté (éd. Dunod, 2012). L’information n’a jamais circulé aussi rapidement entre les populations. En outre, on voyage nettement plus qu’avant et les flux migratoires rendent les frontières beaucoup plus floues. Le succès du produit antitaches de Clinique auprès des femmes noires le démontre : on ne peut plusclassifier distinctement les types de peau. Non seulement le modèle de la Caucasienne qui influence le reste de la planète est obsolète mais on risque, d’ici peu, d’avoir bien du mal à définir le mot « caucasien ». »
Pour la philosophe Françoise Gaillard, « jamais le monde n’aura connu pareille migration humaine par images interposées. Venues de l’Est, du Sud, du Moyen-Orient ou de l’Extrême-Orient, les représentations de soi et des autres circulent, s’interpénètrent et avec elles, les usages culturels de soi, à commencer par les pratiques de beauté ». La « peau comme vêtement de prestige et de résidence secondaire » (Jean Baudrillard) se mondialise. Un paradoxe dans ce secteur particulier de la beauté, qui doit composer avec le rapport si complexe des femmes à leur corps.
Article publié dans lemonde.fr