Pierre-Michel Menger, sociologue, directeur de recherche au Centre de sociologie du travail et des arts (CNRS / EHESS) à Paris.
Pierre-Michel Menger : Les arts incarnent le contraire du travail utilitaire et instrumental. Une reconnaissance sociale élevée est promise à ceux qui y réussissent, même si c’est pour des durées très variables. Quant au travail créateur lui-même, il a les qualités d’une activité beaucoup plus gratifiante que la moyenne des emplois rémunérateurs :plus d’autonomie, plus de variété dans l’activité, moins de routine, et l’espoir de ne pas cesser de découvrir en soi des qualités et des aptitudes dont on ne se savait pas doté. Toutefois, cet attrait pour les métiers artistiques est placé sous une loi d’airain : la distribution de l’estime et de la reconnaissance reste très inégale.
En effet, selon vous, seuls 20 % des artistes s’emparent de 80 %2 de l’attention, de l’estime, du prestige ou des gains…
P-M. M. : Le sous-emploi et le chômage des artistes augmentent alors même que le secteur des arts est en croissance. L’organisation par projet – coûts variables, flexibilité du système d’emploi, rémunération des auteurs en fonction des résultats – maintient disponibles pour l’activité un très grand nombre de professionnels, mais les place dans une relation discontinue avec l’emploi. De plus, comme personne ne peut prédire le succès, les mondes artistiques recourent à la surproduction et donc à l’excès d’offres. Les rentrées littéraires, c’est 600 à 700 romans ; le festival d’Avignon, c’est une foule de pièces présentées. Et il en est de même pour la production cinématographique ou discographique. Tout travail orienté vers l’invention et l’originalité est incertain dans ses chances de réussite.
L’incertitude serait donc inhérente au travail de l’artiste ?
P-M. M. : L’art nécessite de tâtonner, essayer, bifurquer, s’arrêter, reprendre, ruminer, sans savoir au juste à quoi on aboutira. Le résultat est adressé ensuite à des publics, dont les réactions sont malaisément prévisibles.
La réputation de l’artiste réduit l’incertitude sur la qualité reconnue à son travail, mais n’équivaut pas à une rente. L’artiste doit chercher à se renouveler, pour éviter que l’estime ou l’attention qu’on lui porte ne faiblissent. D’autre part, beaucoup trop d’artistes surestiment leurs chances de succès, ils pensent avoir des qualités qui finiront par se révéler.
Avec des artistes de plus en plus nombreux, la compétition est-elle devenue une nécessité ?
P-M. M. : Dans le domaine artistique, la formation initiale ne permet pas de filtrer le nombre de candidats à une carrière (dans certains arts, comme la littérature, il n’y a d’ailleurs pas ou presque pas de formation initiale). Si c’était le cas, la compétition serait moins incertaine, mais l’invention originale serait réduite aussi. L’artiste et ses qualités d’originalité et d’invention ne sont, dès lors, repérables qu’à travers les innombrables rouages de la compétition directe ou indirecte.
Quoiqu’il en soit, les outils de comparaison se multiplient : prix littéraires, hit-parades, tournois de célébrité, etc. Mais le vrai problème est que la concurrence ainsi organisée peut provoquer des écarts de réussite énormes, alors que les différences de qualité entre les artistes sont indéterminées : le lauréat du prix Goncourt qui vend 500 000 exemplaires de son roman n’est pas cinq cents fois plus talentueux qu’un romancier obtenant un succès d’estime. Les marchés sont des machines amplificatrices.
Alors au juste, c’est quoi être artiste aujourd’hui ?
P-M. M. : Les définitions possibles sont nombreuses. Elles finissent par s’accorder quand on analyse les carrières : être artiste, c’est savoir se maintenir dans un environnement de travail et de projets très turbulent, c’est traverser des épreuves de comparaison, prendre appui sur les qualités qui ont été reconnues et apprendre sans cesse pour savoir lancer des défis et se renouveler. Mais être artiste, c’est aussi réussir à se créer ses réseaux de collaboration pour se procurer les informations, les idées nouvelles, et les projets de travail indispensables.
Le paradoxe est qu’il faut savoir construire une carrière sans se laisser contrôler par l’objectif de vouloir réussir à tout prix et par tous les moyens, qui est le plus sûr moyen d’échouer.
Propos recueillis par Géraldine Véron
>> À lire
Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain, Pierre-Michel Menger, Gallimard-Seuil-Éditions de l’EHESS, 2009, 667 p.
Notes :
1. Source Insee
2. Ce qui correspond à la Loi de Pareto, applicable à de nombreux domaines, selon laquelle 20 % des causes sont à l’origine de 80 % des effets.
Article publié dans le journal du CNRS