Voici un billet issu d’un contexte universitaire anglo-saxon – américain, en fait. Un brin administratif, un brin institutionnel, même. Qui, a priori, n’a donc rien à voir avec les problématiques de l’enseignement supérieur français.
Signé de l’enseignant-chercheur américain Christian Sandvig, chercheur associé au Berkman Center for Internet and Society de l’université d’Harvard et à l’université d’Illinois, mais surtout blogueur , il s’interroge sur la place « d’internet » et des « nouveaux médias » dans l’enseignement supérieur américain.
Et c’est bien en cela qu’il résonne comme terriblement d’actualité. Quelle place convient-il de faire à l’enseignement « d’internet », au sens large, dans la formation supérieure ?Cette question n’a finalement pas grand chose à voir avec les Etats-Unis. Pour vous permettre de mieux en saisir les enjeux, nous avons ajouté, précisé, contextualisé, à chaque fois que cela nous semblait nécessaire.
Je suis un chercheur d’Internet.
Je l’étudie, je l’enseigne.
C’est ça, mon job.
Nous venons de célébrer le 42e anniversaire de l’Internet, le 20e anniversaire du web … Pourquoi, après tout ce temps, est-il encore si difficile de l’enseigner aux jeunes qui entrent à la fac en premier cycle ?
Je veux dire par là : pourquoi tant de nos cours, aujourd’hui, qui parlent d’Internet, des médias numériques, sont-ils encore des enseignements facultatifs ? Pourquoi n’avons-nous qu’à offrir des « mineures » consacrées aux « nouveaux médias », aux « médias numériques » ? [aux Etats-Unis, les étudiants choisissent généralement deux matières, dans le cadre d’un cursus dédié : l’une est une « majeure », l’autre une « mineure », NDLR]
Cela voudrait-il donc dire que seuls les médias analogiques, traditionnels sont dignes de faire l’objet d’une majeure, quand les nouvelles technos seraient, elles, optionnelles ?
L’enseignement des médias suit les tendances du monde réel
L’objectif initial de l’enseignement des « médias » à la fac est d’accompagner, d’interroger, et / ou de soutenir certaines innovations technologiques, voire des filières industrielles en devenir.
La professionnalisation de l’industrie de la presse écrite, par exemple, a conduit mon université à construire son programme d’enseignement du journalisme en 1902 ; l’avènement de la télé a conduit à l’étude des médias de « masse », et, toujours pour parler de ce que je connais le mieux, a donné naissance au premier programme de recherche en communication, à
la fac d’Illinois, en 1947. Et ainsi de suite. […]
Les étudiants plebiscitent l’enseignement des médias
Oui mais voilà. Même si le paysage des médias n’a jamais été « figé », les évolutions des dix dernières années en matière de nouvelles technologies ont durablement et profondément transformé tout ce que notre système des « premiers cycles » [les quatre premières années de fac aux Etats-Unis, NDLR] a considéré comme acquis.
C’est chouette, nous avons de nouveaux cursus, notamment le champ des Internet Institutes , mais qu’en est-il de tout ce qui était en place avant ?
Ce lien au réel, aux objectifs concrets, est profondément stimulant, et présente de formidables opportunités. Mieux, les « médias », sous toutes leurs formes, n’ont jamais été aussi populaires.
Au déclin des médias traditionnels, se substitue une attention accrue portée aux nouveaux médias, quand ceux-ci ne les supplantent pas, tout simplement. La vidéo est remplacé par le gaming, la lecture physique par la lecture en ligne, … .
Il est aujourd’hui largement admis que l’attention se décentre de la télévision, même si un américain moyen continue à passer environ 5 heures par jour à regarder des vidéos, sous des formes diverses et variées – et avec des outils, et suivant des formats différents, de Youtube à Facebook.
Donc, de nouvelles technologies ont largement éclos, attirant à elles de nouveaux publics, avec de nouveaux usages, pour de nouveaux contenus. Et l’intérêt des étudiants de premier cycle pour les médias et la communication, dans leurs choix de « majeures », n’a de cesse d’augmenter.
« Nous, peuple des universités, sommes largement pris en défaut par tous ces « médias numériques » »
Tout cela s’accompagne qui plus est d’une rupture majeure dans les industries médiatiques – et dans leurs besoins de recrutements. Ce n’est pas que les débouchés ont disparu, non. Au contraire. C’est plutôt que nous ne regardons pas au bon endroit.
Face à face, il faut bien le dire : la rapidité du changement dans « le monde réel » a largement dépassé la capacité du système universitaire à s’adapter. Pour le dire crûment : nous, peuple des universités, sommes largement pris en défaut par tous ces « médias numériques ».
Il faut réformer les programmes !
Allez, pour le dire simplement : la réforme des programmes est tout simplement … un monstre. C’est un processus démocratique, qui a à voir avec le mode de gouvernance des universités, et l’autonomie des programmes.
Evidemment, de nouveaux cours, et de nouvelles matières, peuvent être poussées par des enseignants-chercheurs, ou de simples doctorants, au nom d’un intérêt bien entendu pour leur carrière – dans le meilleur des mondes, on parlerait évidemment plutôt de l’intérêt des élèves, mais passons.
Une réforme globale des programmes pourrait être la bonne manière d’inciter au changement toutes ces facs qui, à défaut, ne s’adapteront pas. Ou, au moins, être une manière de recueillir l’assentiment de ces facs à propos de l’urgence du changement.
Nous risquons le status quo
Et pourtant, pourtant … au nom de guerres de positions, nous risquons bien de nous retrouver avec un maintien du status quo, le règne de l’inertie.
Alors que le bénéfice, pour les étudiants, d’une vaste réforme des programmes est évident – pour leur satisfaction, leur employabilité, la qualité de l’enseignement délivré, même ! – le bénéfice pour les facs est, lui, totalement flou. Dans le pire des cas, certaines y voient même une perte de temps, un processus jamais achevé de réunions, de négociations.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui : toute carrière dans le monde des médias est de plus en plus une carrière dans le management des nouvelles technologies […]. Et, tout aussi crucial soit l’enseignement de l’histoire des médias, dans une logique comparative, il n’y a pas grand-chose, dans les programmes actuels, qui soit en phase avec le réel, et le présent.
Adieux enseignements obscurs et spécialisés en TD de 5è année à la mords-moi-le-nœud, faites une place à des enseignements fondamentaux du numérique, en cours magistral, et dès la première année de fac !
Ca urge, on est en retard.