Frédéric Beigbeder face à François Bon: le livre numérique est-il une apocalypse?
François Bon: « Tous les écrivains de votre livre, comment les rejoindra-t-on dans l’univers numérique? »
Frédéric Beigbeder, dans son Premier Bilan après l’apocalypse, voit le format numérique comme une fin du monde littéraire, et il refuse d’être lu sur un écran. François Bon, qui publie Après le livre, souhaite que les auteurs accompagnent la mutation en cours. Pour LEXPRESS.fr, ils ont confronté leurs points de vue.
Frédéric Beigbeder, pourquoi le livre numérique serait-il une apocalypse pour la littérature?
Je pense que, ce qui est très amusant, c’est que le réac à cette table, ce n’est pas le monsieur aux cheveux blancs, c’est moi. Et ça, pour moi, c’est une nouveauté, de me retrouver dans le camp de Jean Dutourd, vous voyez, dans le camp de ce genre de personne que je voyais à la télé, qui déploraient la perte des valeurs, la fin du monde, qui disaient « y a plus de jeunesse, tout est foutu, c’était mieux avant. » Je ne demande qu’à être convaincu, j’ai essayé de lire sur Kindle et sur Ipad, je n’ai pas réussi à lire plus de trente pages d’affilée. J’ai des habitudes de vieux garçon, de lire en caressant le papier, en tournant des pages. Je ne vais pas me bagarrer, je ne vais pas mourir pour défendre le livre sur papier, mais je serais triste s’il disparaissait, parce que j’aime ces vieux gestes. Ma crainte, c’est que ce ne soit pas seulement la disparition d’un objet, mais aussi la disparition de ce qui allait avec, le silence, le temps, la solitude, la longue histoire du roman. Prendre son temps pour rentrer dans le cerveau de quelqu’un d’autre.
François Bon Ce qui est évident, c’est que ce qu’on trouve par le roman, par l’imaginaire, la façon dont on accède à soi-même par le livre, est actuellement en transition. On se retrouve les mains vides, et la peur est là. Pourtant, ce que nous avons tous deux en commun, le goût pour la beauté de la langue, je l’ai croisé dans votre livre.
Comment retrouver sur le Web l’ancienne ergonomie de la page, avec des outils qui sont a priori frustes, et qui dépendent de sociétés, Apple, Google, qui ne sont pas des tendres? Le mot « après » est dans le titre de nos deux livres. Alors, on y va, ou pas? Ce qui m’a choqué, c’est votre volonté de ne pas y aller, alors que pour les étudiants d’aujourd’hui, le rapport à la langue, mais aussi l’écart, la beauté, le silence, passent forcément par l’ordinateur. Pour les sortir de Facebook, pour les amener à réfléchir, il faut aller là où ils sont.
L’écart, la beauté, le silence, passent forcément par l’ordinateur
F. Be. Oui, je comprends. Vous êtes déjà à l’étape d’après. Moi je suis encore au temps du livre papier. J’essaie de le sauver. Dans ma préface, je dis quand même que sans doute, la technologie du livre numérique va permettre d’inventer une nouvelle forme de texte, de littérature, et que ce sera peut-être très intéressant. Il y aura peut-être un nouveau génie consistera à écrire des romans avec des vidéos, avec de la musique, avec de l’hypertexte….
F.Bo. Ce n’est pas du génie, et ce n’est pas du gadget. C’est fondamental d’imaginer les nouveaux objets qui nous serviront de filtre pour capter le monde et le tenir à distance.
F.Be. Vous êtes tournés vers le futur et c’est tout à votre honneur. Mais si jamais on arrive à concevoir ce livre numérique réussi, avec talent, silence, écart, solitude, profondeur, vous êtes quand même conscient que ça signifie la fermeture des librairies, des bibliothèques, la disparition de beaucoup de métiers comme celui d’éditeur, la signature d’autographes, plein de choses très agréables!
F.Bo. Il y a une mutation. En 1914, 60% des Français vivaient des métiers de l’agriculture. Les grosses structures des maisons d’édition auront du mal à s’implanter dans l’économie du web. Mais il y a une myriade de métiers qui arrivent sur le Web, et même des libraires. Ce qui me plait dans une librairie, le fait d’être surpris par quelque chose de neuf, on peut le faire sur le Web.
F.Be. Vous ne trouvez pas que c’est dommage de ne pas sortir de chez soi? Quand on télécharge, c’est pour rester à la maison, alors qu’un libraire, c’est un endroit, avec des êtres humains, vivants, qu’on peut toucher! C’est quand même mieux de caresser des gens que des écrans!
F.Bo. Je n’y crois pas.
F.Be. J’adore aller dans les librairies, j’adore flâner, fureter, renifler, sniffer les livres!
F. Bo. Sniffons. Mais le problème, c’est que la réponse ne nous appartient pas. C’est déjà joué. Les libraires qui veulent se reconstruire y parviendront en utilisant le Web.
F.Be. Vous ne déplorez pas du tout ça? C’est tout un monde qui disparaît!
F.Bo. Le monde disparaît et se recompose tout le temps. Un fait majeur de ma vie, c’est la disparition des aciéries.
Je suis le cégétiste qui défend la sidérurgie?
F.Be. Alors je suis le cégétiste qui défend la sidérurgie?
F.Bo. Ce n’est pas le livre numérique qui a abîmé la librairie. Elle a été abîmée par la grande distribution, par le fait de dépendre d’un trop petit nombre de références pour son chiffre d’affaires, par le peu de temps que les livres restent en rayon.
F.Be. Vous considérez que le livre numérique n’a fait qu’accélérer les choses. Mais je crois qu’il faut quand même se battre pour retarder le moment de la disparition du livre. C’est très grave! J’aimais les disques aussi. Vous aimez les Rolling Stones: vous les écoutez comment, en vinyle, en cd ou en mp3?
F.Bo. Sur Spotify, en streaming.
F.Be. Et vous ne trouvez pas que le son est moins bon?
F.Bo. Le son est moins bon, mais je gagne un autre espace, où je peux me balader et découvrir d’autres musiciens. Là aussi, on change de concept. Quelque part, si je veux vraiment l’excellence du son, je vais les écouter ou je me souviens de l’Olympia en 2003.
Cette discussion a déjà eu lieu quand les locomotives et les tramways ont pris la place des chevaux. Elle a déjà eu lieu au moment du livre imprimé, alors qu’on lui reprochait sa fragilité par rapport aux supports précédents. Mais où sont les usages aujourd’hui? Puisqu’on est tout le temps dans l’ordinateur, il faut apprendre à en faire un usage critique. Comment va-t-on lui ajouter cette voix humaine qui est justement la littérature?
F.Be. Vous avez l’air de défendre plutôt Internet que le livre numérique. Il uniformise toute la littérature du monde dans un seul objet, alors qu’autrefois chaque livre avait sa forme, sa typographie, son nombre de pages, ses blancs. Avec le livre numérique, l’auteur n’est plus maître de ça.
F.Bo. C’est la question de fond. Avec le livre numérique, l’ergonomie appartient au lecteur. C’est là qu’il peut « se mettre des verrues sur le visage », comme disait Rimbaud.
F.Be. Vous ne croyez pas que ça l’emmerderait Rimbaud, d’être dans la même typo que Katherine Pancol?
Le livre numérique n’est qu’une projection transitoire et bâtarde
F.Bo. On est complètement d’accord sur le fait que le livre numérique n’est qu’une projection transitoire et bâtarde. L’enjeu, c’est le Web. A quel endroit du Web peut-on implanter notre travail, y compris notre rémunération?
F.Be. Ha oui, parce que ça aussi, c’est une belle escroquerie. On nous explique qu’on supprime le livre sur papier, la distribution, la librairie, tous les intermédiaires, mais on doit être payés pareil si ce n’est moins. C’est exceptionnel comme vol. Sans compter que le livre sera vendu évidemment moins cher. Il faut qu’il y ait une justice, que les auteurs soient davantage rémunérés, et il faut sauver les librairies. Vive la loi sur le prix unique du livre numérique!
F.Bo. Cette loi ne sert à rien… Est-ce qu’une protection qui arrive de façon arbitraire est susceptible de tenir longtemps? Je pense qu’elle aggrave le caractère brutal de la transition. J’appelle les auteurs et les éditeurs à inventer les nouvelles formes de leur métier. Ce n’est pas vrai que la typographie cesse sur le Web.
F.Be. Le seul argument que je vois en faveur du livre numérique, c’est que les vieux peuvent grossir la police de caractère pour lire le dernier prix Goncourt.
F.Bo. Tous les écrivains que vous citez dans votre livre, Perec, Don de Lillo, Jouhandeau, comment les rejoindra-t-on demain dans l’univers numérique?
F.Be. Le Net est un endroit où l’on est constamment dérangé, par des alertes, des tweets, des emails. C’est le contraire de la concentration. On a besoin de se concentrer pour rentrer dans le cerveau de quelqu’un de génial.
F.Bo. Il suffit d’aller dans le métro, les gens y lisent. J’ai toujours aimé lire aux terrasses des cafés, entouré de bruits de voix. La lecture papier n’a jamais été cette espèce de bulle close.
F.Be. Si on m’avait dit il y a dix ou quinze qu’il y aurait une querelle des Anciens et des Modernes et que je serai dans le camp des Anciens …
F.Bo. Ce n’est pas une querelle des Anciens et des Modernes.
J’ai un ordinateur comme tout le monde
F.Be. Vous êtes le connecté, le branché, le cyber-écrivain! Alors que moi, je suis un vieux ronchon! J’ai essayé pourtant, j’ai un portable, c’est très pratique, j’ai un ordinateur comme tout le monde.
F.Bo. C’est ce « comme tout le monde » qui est important. Dans ce « comme tout le monde », dans quel endroit introduit-on Lautréamont? Dans quel endroit introduit-on notre travail? Je n’ai pas peur de ce qu’il y a à perdre dans ce lieu de bruit qu’est le Web.
F.Be. Imaginons que vous ayez tort. Imaginons un instant que votre pari de reconstituer sur le Web une communauté de littérateurs passionnés qui défendent la langue, la narration, la création, échoue. Tout aura disparu. C’est pour ça que je me bats. Je ne veux pas prendre le risque qu’il ne reste plus que des vidéos sur YouTube.
F.Bo. Ce qui est très étrange, c’est que ce fragment-là de discours, on peut le renverser complètement. Si on ne prenait pas le risque aujourd’hui de quitter le livre papier, cette beauté de matière, ces 300 ans d’histoire, alors que cet objet ne peut plus attraper le monde en face de lui …
F.Be. Tout n’est pas foutu quand même. Vous êtes très défaitiste.
F.Bo. Non, on reste dans cette magnifique complexité. Si mon pari échouait, il n’y aurait plus rien. Dans le Web je ne cherche pas à faire une communauté, il y a déjà trop de cloisonnements dans la vie réelle. Si on veut être dans cette tradition de notre humanité, à quel endroit travailler ce jeu, ce danger, ce risque de la littérature?
F.Be. Quand j’ai écrit ma préface, un peu comme un pamphlet, sur un ton énergique, exagéré même – c’est la fin du monde, le livre va disparaître, tout va disparaître, le roman aussi – je ne pensais pas du tout que quelqu’un allait en même temps sortir un livre pour dire que je n’exagérais pas, et que c’était même bien plus fini que tout ce que je pouvais imaginer. Je m’attendais à ce qu’on m’engueule d’être trop pessimiste et de faire le malin. Vous arrivez en me disant que j’ai raison, et en plus tant mieux, bon débarras, on remplace le livre sur papier par le livre numérique et là c’est super, ça va être le paradis, on va lire chez nous, s’envoyer des emails, réinventer le monde, vive la France, vive la mort du livre!
F.Bo. Qu’est-ce que c’est que le roman? Le roman est une invention récente. Madame Bovary, ça s’appelait « Moeurs de province ». Le seule définition que j’aurais, c’est que le roman inclut dans un livre le décor et le référent extérieur. Ce qui m’intéresse dans l’usage numérique de la littérature, c’est que le référent est toujours présent, parce que la même petite page sur laquelle on écrit ou on lit, on peut la traverser sans arrêt pour voir directement ce à quoi on se réfère. Quelles sont les formes narratives qui peuvent naître de cela? Ces formes ne s’appellent pas roman.
Vous faites un bras de fer avec Mark Zuckerberg
F.Be. Vous faites un bras de fer avec des gens comme Mark Zuckerberg, Bill Gates, Jeff Bezos, qui sont moins préoccupés que vous par l’oeuvre de Julien Gracq.
F.Bo. Je le sais. Mais pour résister, il faut faire passer sur le Web l’enjeu de Gracq, de la phrase longue, de cette goutte d’acide qu’est la littérature, et qui permet de tenir Zuckerberg à distance.
F.Be. Je n’ai pas envie d’aller sur ce terrain-là, mais finalement on veut défendre la même chose. Je mène un combat d’arrière-garde, perdu d’avance, et c’est ce qui est beau dans ma démarche. Je suis un Don Quichotte …
F.Bo. Et me voilà Sancho Pança!
Article paru dans l’Express.