Lev Manovich dans toute sa splendeur, grâce à Place de la Toile…
En V.O.
… complété par l’excellent article de Xavier de la Porte sur InternetActu sur le même sujet. Je suis comblée.
Les ordinateurs, les algorithmes et les bases de données pourraient-ils nous aider à penser différemment notre société ?
Lev Manovich (@manovich) est un chercheur russe émigré aux Etats-Unis. Depuis la fin des années 90, et grâce à plusieurs livres dont le classique Le Langage des nouveaux médias, il s’est imposé comme l’un des penseurs les plus importants du numérique. Interrogé longuement par Claire Richard pour Place de la toile, il répond à cette question de manière convaincante.
Depuis le 19e siècle et jusqu’à récemment, explique Manovich, on se représentait notre société via les statistiques. Or les statistiques s’intéressent à la moyenne. Quand dans les années 1830,Adolphe Quételet mesure la taille des soldats de l’armée française, ce qui l’intéresse, c’est l’homme moyen. Et notre société moderne, en accord avec les outils de description que sont les statistiques, s’est constituée autour de ce paradigme de la normalité… Tout ça, depuis Foucault, on le sait bien.
Image : Selfiecity, une enquête sur le Selfie à travers le monde, un des projets de recherche de Lev Manovich, directeur du laboratoire Software Studies.
Mais depuis les années 1960 et les progrès de l’informatique, sont apparues les bases de données. Puis aujourd’hui, la possibilité offerte par internet de remplir ces bases d’un nombre incalculable de données, toujours plus fines. Quand on veut étudier une population, ce ne sont plus quelques milliers de chiffres que l’on peut manier, mais des millions, voire des milliards. Et, selon, Manovich, cela change tout. Avant, quand l’informatique était inexistante ou encore rudimentaire, on ne pouvait classer la population qu’en quelques catégories : homme/femme, normal/anormal, en bonne santé/malade, français/étranger, etc. Aujourd’hui, si vous vous intéressez à la population d’une grande ville, vous pouvez jouer un nombre incalculable de variables. Vous pouvez donc créer des catégories qui obéissent à des critères infinis, et nouveaux. Pourquoi est-ce important ? Pour Manovich, avoir la possibilité de regrouper et de diviser selon un nombre presque infini de critères fragilise les représentations classiques les populations. Que valent encore les vieilles catégories de classe, de genre ou d’ethnie quand on peut avoir une représentation beaucoup plus précise, beaucoup plus granulaire des populations qui habitent une ville ? Car désormais, ce qu’on peut travailler ce sont d’autres données : les goûts, les déplacements, les pratiques culturelles, les temporalités, et l’on peut croiser tout ça dans tous les sens.
Imaginez un instant que Lev Manovich ait raison. Imaginez que de nouveaux outils fassent apparaître de nouvelles représentations, imaginez que ces nouvelles représentations fassent apparaître de nouveaux groupes qui ne se composent plus selon les vieux critères (genre, classe, ethnie…) mais selon d’autres critères… Est-ce qu’on pourrait espérer que notre représentation de la société en soit changée ? Est-ce qu’on pourrait espérer, en nous apercevant que ces nouveaux groupes dépassent les critères anciens, qu’ils abolissent les vieilles altérités ?
“Et la hiérarchie entre les critères, me direz-vous, il y a des critères qui sont plus déterminants que les autres : être un homme ou une femme, c’est plus déterminant que préférer le bleu au rouge !” A cela, Manovich répond : “mais la hiérarchie est un concept de l’Ancien Monde “. D’abord, les bases de données rompent la hiérarchie en mettant tous les chiffres au même niveau. Mais, au-delà, le Web abolit les hiérarchies. En nous permettant de passer d’un contenu à l’autre, d’une publicité à Proust, de Proust à un roman populaire, d’un roman populaire à Barack Obama, le Web nous prépare, en quelque sorte à accueillir ces nouvelles représentations de notre société, où les hiérarchies anciennes n’ont plus cours. Tout converge donc à l’avènement d’une société qui ne soit plus la société disciplinaire des statistiques, mais une société des données, qui reste à caractériser.
Bon, je suis tout à fait conscient des problèmes que cela pose. Et notamment du point de vue politique. Parce que tant que ces vieux critères sont opérants dans le réel (le fait d’avoir un nom arabe, d’être une femme, d’être handicapé, ça veut encore dire quelque chose), ces vieux critères sont aussi des leviers de lutte. Mais quand même, si les ordinateurs, les bases de données et les algorithmes pouvaient nous convaincre enfin que l’altérité n’est pas là où on la pense, s’ils pouvaient faire apparaître des proximités incongrues et des ressemblances profondes et essentielles, ça nous avancerait un peu.
Xavier de la Porte