(Visuel : Albertine Meunier , par Benjamin Boccas , licence CC)
Quelques livres, une table de travail, et du matériel informatique : ordinateur, appareil photo, caméra. « Et bien sûr ; une connexion Internet », ajoute Albertine Meunier .
La description n’est pas évidente ? Nous sommes dans un atelier de création d’artistes numériques. Une ancienne tapisserie du 11ème arrondissement , réhabilitée en espace de travail et d’exposition, par le collectif d’artistes Microtruc , dont fait partie Albertine.
Avec le développement du numérique, des installations, des performances , des festivals et des centres d’art spécialisés ont fait irruption dans le milieu des arts. Mais le travail des artistes numériques – entendez par là leurs techniques, leurs inspirations, leur manière de créer, etc. – reste encore méconnu.
Nous avons rencontré Albertine Meunier, net artiste reconnue , pour évoquer toutes ces questions.
>> Qui est Albertine Meunier ?
Albertine Meunier, c’est un nom d’artiste. L’identité numérique d’une femme qui dispose, dans le « civil » d’un autre patronyme. Dans cette autre vie, Albertine Meunier exerce le métier d’ingénieur, dans le domaine des télécoms. Ses œuvres, elle les composent uniquement pendant son temps libre. Preuve que, même lorsqu’on est un artiste de renom, il n’est pas encore possible de vivre de son art, et peut-être encore plus lorsqu’il est numérique.
Mais au fait, comment devient-on un artiste du net ? Tout commence en fait avec l’irruption d’Internet dans son secteur d’activités. Albertine Meunier développe alors des compétences web, et se lance dans la conception de services numériques.
En parallèle, elle pratique déjà des arts « classiques », du dessin et des collages notamment. C’est à partir de 1998 qu’elle commence à utiliser le net comme matière première de ses travaux de création. A cette époque, elle se fait appeler Cathbleue , et met en ligne ses premières pièces multimédia , des collages animés notamment.
« Des œuvres entièrement conçues pour le réseau, de l’imagination à la réalisation : de la création multimédia », appuie l’artiste.
Petit à petit, Cathbleue poste de plus en plus de contenus en ligne, et voit son travail se diversifier, notamment avec la pièce « Voyage immobile » , réalisée comme un voyage à rebours à bord du transsibérien, sous forme d’échanges épistolaires. Un voyage immobile, effectivement, puisque vécu et raconté exclusivement depuis son ordinateur. Une œuvre complète, enrichie de sons, de liens, de mails, etc.
Dans la foulée, elle devient Albertine Meunier , une nouvelle identité numérique pour une nouvelle vie d’artiste à part entière. Une artiste numérique ? En fait, Albertine n’aime pas vraiment le terme :
« On devrait dire artiste tout court, et dont le matériau est Internet. C’est une matière première de la création, au même titre que la peinture, la terre, etc. », explique-t-elle.
> Comment travaille-t-elle ?
Premier pas dans le processus de création d’Albertine Meunier : suivre de près l’actualité numérique, au sens large. Lire beaucoup, surfer sur le web, croiser ses idées avec d’autres repérées ici ou là … Bref: la curiosité et la veille sont les étapes incontournables de son travail.
« En termes d’organisation, je consacre environ deux jours chaque semaine à mon travail artistique. Mais bien sûr, le reste du temps, la pensée ne s’arrête pas », ajoute la créatrice.
Albertine travaille en auto-production. Elle ne gagne pas d’argent, mais essaie de rentrer dans ses frais, en vendant quelques pièces. Un modèle économique qui colle d’ailleurs à sa manière de travailler :
« Le moteur de la création n’est pas l’argent, mais le désir. Mon but est de faire des révélateurs de sens, ce qui ne peut pas aller avec le principe de grosses productions. »
Depuis 2006, Albertine Meunier expérimente également d’autres méthodes de travail, avec le collectif Microtruc , qui rassemble des artistes aux compétences plurimédia et complémentaires. Elle a ainsi participé à un important projet sur la géolocalisation , par exemple.
« Nous avons également pu trouver un local à nous, qui répond à une volonté d’exister aussi hors de l’écran, de faire sortir l’art numérique de cet espace : une nécessité pour faire découvrir, et faire venir les gens à l’art numérique », raconte l’artiste.
> Que crée-t-elle ?
Les œuvres d’Albertine Meunier sont toutes porteuses de sens, et empreintes de poésie. Elles interrogent la société et les grands enjeux du numérique qui la bouleversent.
« Le but est de toujours amener des éclairages, un regard différent sur les choses », explique l’artiste.
L’identité numérique, les traces que l’on peut laisser sur Internet, et ce que l’on peut faire de nos données personnelles sont par exemple un thème récurrent dans son travail.
Albertine Meunier a par exemple dressé un inventaire complet de l’ensemble de ses recherches sur le web, pendant plusieurs années. Elle en a fait un livre, de 130 pages, qui compile quatre ans de ces mots entrés par elle sur Internet, ainsi qu’une œuvre vidéo et sonore, où cohabitent l’affichage et la lecture des textes.
Ses créations répondent aussi au désir de matérialiser, de donner une forme physique à ces données que l’on trouve partout sur le web. L’œuvre « Big Picture », par exemple, va dans ce sens. Elle propose une représentation visuelle de l’activité de ses amis, sur Facebook. Elle correspond à un mois de captures d’écran, et illustre les statuts mis à jour, les comptes les plus actifs, etc.
« L’angelino » est une des œuvres matérielles de l’artiste. Elle représente une danseuse qui, dans sa cloche de verre, est connectée à Internet. Grâce à un programme, cet objet rendu intelligent interroge Twitter toutes les trente secondes : si le mot « ange » est trouvé, la danseuse se met à tourner.
En connectant plusieurs de ses pièces, Albertine Meunier a même réalisé un ballet, à partir du texte de l’Annonciation à Marie , extrait de la Bible. Une mesure poétique de la temporalité du flux, sur le Net. Et une interprétation originale d’un thème classique de l’art occidental.
> L’art numérique, un art à part entière ?
Il n’existe pas encore de marché de l’art numérique. Cela signifie-t-il qu’il n’est pas encore reconnu comme un art à part entière, comparable à des disciplines plus traditionnelles ? Albertine Meunier porte, sur ces questions liées à sa propre discipline, un regard objectif :
« L’art numérique est à l’écart, puisqu’il ne propose pas toujours d’œuvres matérielles. Or il faut un objet, pour vendre. Et le terme regroupe encore trop de travaux de nature différente, c’est un champ trop vaste et mal défini. Autre problématique : l’exposition en galeries est complexe, car il y a une vraie technicité à maîtriser pour la plupart des œuvres, et bien souvent une nécessaire transmission avec l’artiste, qui doit expliquer son travail aux visiteurs », analyse Albertine Meunier.
Pour autant, elle en est convaincue : l’art basé sur les nouvelles technologies va continuer de se développer, et rencontrer un public de plus en plus nombreux :
« Il y a beaucoup d’émulation autour de notre travail, et un vrai public, comme le prouvent les nombreuses sollicitations dont on fait l’objet : parce que le web est un matériau que les gens connaissent. Ces œuvres leur parlent. On commence même à voir apparaître les premiers collectionneurs d’art numérique ! Comme la photo en son temps, l’art numérique va progressivement s’imposer comme un art à part entière », conclut-elle.
> Pour en savoir plus :
- L’ensemble de nos articles dédiés à l’art numérique
- La visite de l’exposition consacrée à un autre artiste du net : Matt Pyke
- Notre rencontre avec Electronic Shadow, un duo d’artistes numériques
- La visite de la Gaîté lyrique, centre parisien des arts numériques
- Notre entretien avec Jérôme Delormas, directeur de la Gaîté lyrique
Article publié sur rslnmag.fr.